ui, ben hein, je ne suis ni prof de lettres, ni retraité, ni « bergouniaque » (mais ça pourrait justement venir avec la retraite...) En revanche, je lis toujours avec beaucoup de plaisir les notules de Philippe Didion, érudites et légères, sérieuses et amusées. Si vous tiquez comme moi plus bas sur le mot « orde » dans l’expression « orde volatile », inutile de vous précipiter sur la hot line du service clientèle de ce carnet, ni d’ailleurs sur votre dictionnaire Larousse. En revanche, vous trouverez cet orde là dans un bon gros Littré, ou comme moi dans mon antédiluvien Dictionnaire National Bescherelle : Ord, orde, adj. T. vieilli. Qui excite le dégoût et, pour ainsi dire, l'horreur par la saleté (Cf. ordure). C’était notre séquence : « On en apprend tous les jours, pour mieux l’oublier immédiatement. »
Extrait de la Notule dominicale de culture domestique N°537 en date du 27 mai 2012, de Philippe Didion
DIMANCHE.
Lecture. Carnet de notes 2001-2010 (Pierre Bergounioux, Verdier, 2012; 1280 p., 39 €).
Nous y voilà. Au bout d'une lecture volontairement fragmentée, année par année, pour faire durer le plaisir. Car c'est est un, énigmatique peut-être, mais réel. Tiphaine Samoyault dans La Quinzaine littéraire a posé les données du problème : « La plongée fascinée que l'on peut faire dans cette lecture doit être expliquée. Comment se fait-il qu'on puisse être pris, de façon presque addictive, à ne plus pouvoir le lâcher, pour ce journal qui ne nous apprend rien qu'on ne sache déjà, qui répète jour après jour les mêmes choses, qui est foncièrement inintéressant ? Comment se fait-il qu'on n'en ressente aucun ennui, qu'il nous émeuve comme les grands livres savent faire ? »
On parlait ici même, l'autre dimanche, des bergouniaques anonymes. J'en connais, j'en suis. Je lis pas mal de choses de façon mécanique, presque compulsive, parce que je ne sais faire que ça, je ne prête parfois pas plus d'attention à ce que je lis qu'à l'air que je respire. Bergounioux est un des rares auteurs qui me fasse réfléchir, me ramène sans cesse à moi-même, qui peuple mon intérieur de points d'interrogation. J'ai la conviction que tout ce qu'il dit sur lui peut se rapporter à chacun de ses lecteurs. J'ai donc lu, et souvent relu, chacune de ces pages avec précaution, avec lenteur. Par crainte, souvent, de passer à côté de quelque chose de fort, d'essentiel. C'est que chez Bergounioux, tout se vaut : un tournage avec Godard à Sarajevo est relaté sur le même ton qu'un étendage de lessive. Par sidération devant une hauteur de vue qu'on a déjà connue mais chez si peu de gens, celle qui prend quand on écoute Braudel ou Dumézil. Par goût, aussi, comme chez Proust, de trouver des sensations vécues enfin mises en mots, le goût des points communs qu'on aime, immodestement, à se trouver avec plus fort que soi. Quand Jacques Réda, dans un portrait de Bergounioux paru dans Le préau des collines, dit de lui : "Il ne fume que des Gauloises. Ne téléphone jamais", je me dis que c'est moi, avec la Gitane maïs en lieu et place de la Gauloise. Des points communs, j'en ai trouvé de plus sérieux. L'âge d'abord. C'est qu'il devient, au début de la décennie qui l'occupe ici, mon exact contemporain. Je lis enfin le Bergounioux de la cinquantaine, il m'a enfin rattrapé. Et avec lui les effets collatéraux : le métier qui use, le corps qui demande plus de soin, les amis et parents qui s'en vont, la mesure de la chance apportée par une rencontre décisive qui nous a tirés du néant. Nous partageons aussi, désormais, des connaissances, je peux mettre un visage, une voix sur certains protagonistes de ce volume : le Spinalien Denis Montebello, Martine Sonnet, François Bon, Jacques Dürrenmatt, Françoise Gaillard qui ne rate aucun colloque des Invalides, Thierry Beinstingel, Eric Beaumatin, Frédéric Ciriez croisé un jour à Jaligny et d'autres comme Jean-Claude Bourdais ou Anne-Marie Emery qui, si je ne les ai jamais rencontrés, me sont devenus proches par la chimie notulienne. J'ai sillonné sa Corrèze, acheté ses livres dans la librairie d'Ussel qu'il visite chaque été, j'ai cherché sa trace à l'Ecole des beaux-arts.
Bien sûr, nous ne lisons pas les mêmes livres, les siens sont trop costauds pour moi, et puis vous imaginez Bergounioux un Série Noire à la main ? Mais il y en a quand même : Painter, Hunter S. Thompson, Malinowski, Steinbeck, Remarque, Cueco, la nouvelle traduction d'Ulysse... Mais assez pour les considérations personnelles. Pour ce qui est des généralités, de l'étude approfondie de ce journal, des plumes plus autorisées et plus expertes que la mienne ont déjà fait le travail depuis qu'il est paru. Reste la possibilité de s'offrir une petite promenade au hasard des pages.
« Cela fera bientôt quarante-trois ans que je me suis enfermé dans un réduit, que la réalité se ramène aux quatre murs entre lesquels mon existence aura passé. » (p. 997) Assez. Ca ne tient pas. L'ermite de Gif-sur-Yvette n'a pas plus de réalité que l'ermite de Croisset. Faisons le bilan des déplacements effectués en une décennie, hors Corrèze et région parisienne : Allemagne, Jura, Bordeaux, Bari, La Rochelle, Toulouse, Cuba, Pontoise, Lille, Lyon, Nantes, Sarajevo, Cassis, Nancy, Gand, Bruxelles, Montpellier, Tours, Marseille, Amsterdam, Caen, Rennes, Chambéry, Rouen, Narbonne, Lagrasse, Périgueux, Poitiers, Saint-Etienne, Guéret, Lorient, Chartres, Aix-en-Provence, Figeac, j'en oublie mais c'est plus que je n'en aurai vu quand la lumière s'éteindra. Il aurait pu m'envoyer des photos de salons de coiffure.
« Saint-Céré est vide en ce dimanche de novembre. Le monument aux morts n'est pas exempt de sauvagerie. L'inévitable poilu a cloué au sol, avec sa baïonnette, l'aigle germanique. Et comme cela ne suffisait pas à terrasser l'orde volatile, il l'a achevé au moyen d'un gourdin primitif, torsadé, qu'il brandit d'une main, l'autre élevant le casque. » (p. 1243) Et l'on parlait de points communs. Quoique, en y réfléchissant bien, "l'orde volatile", ça ne me serait pas venu spontanément.
[Dans le train] « Enfin, devant moi, deux Bordelais, trente-cinq ans, épais, moustache. L'un d'eux va passer les trois heures du voyage à lire un journal de sport qui détaille, je crois, les rencontres de la prochaine coupe du monde de football. Me demande chaque jour un peu plus ce que je fais encore parmi les vivants. » (p. 166) J'aime aussi l'humour de Bergounioux, volontaire ou non. Surtout quand je me dis que je pourrais très bien être ce voyageur plongé dans L'Equipe. J'aime m'afficher avec du futile.
L'humour (in)volontaire, encore : « J'ouvre Les Cadres de l'expérience de Goffman que, pour une raison qui m'échappe, je n'avais toujours pas lus » (p. 764); « Je n'ouvre les yeux qu'à huit heures. On aura tout vu ! » (p. 196); mieux : « N'ouvre les yeux qu'à six heures et demie. Une honte. » (p. 260) « Sujet à une insomnie provoquée par un emballement du rythme cardiaque, une gêne qui me fait craindre un accident circulatoire. Me lève, passe au bureau où j'avais laissé le spray de Trinitrine. J'appuie sur le bouchon. Rien. Peut-être qu'une coiffe de protection recouvre la valve. J'essaie de la retirer, sans succès, descends chercher des pinces, à la cave, sans plus de résultat, et me résous alors à lire la notice. Il fallait presser cinq fois le bouchon, pour amorcer le spray. Il ne doit pas être loin de deux heures du matin lorsque je finis par m'endormir. » (p. 1099)
« C'est un Corail, et je me rappelle le premier train Corail que j'ai emprunté. C'était pour les congés de Pâques, à Limoges, en avril 1967. » (p. 167) Un des rares moments où l'on peut prendre Bergounioux en faute. Les voitures Corail doivent dater du mitan des années 70.
« Je porte un gros pull de laine bleue que Mam m'a tricoté il y a peut-être quarante ans » (p. 775). On le connaît ce pull, il existe même en version écrue, on voit l'un ou l'autre sur nombre de photos. Une espèce de serpillière à boudins, un truc qui gratte rien qu'à le regarder. C'est pour ça, entre autres, qu'il faut acheter les livres de cet homme : pour qu'il puisse enfin s'offrir un petit cashmere avec ses droits d'auteur.
« A l'instant de repartir, une collègue me dit que la principale souhaite me voir. Je me rends au bâtiment administratif. On m'attendait pour m'annoncer que la Légion d'honneur m'a été décernée - le rectorat vient d'appeler. Je réponds que je n'en veux pas. » (p. 301). Erreur. Les décorations sont contingentées. En refusant une telle breloque, un homme de qualité laisse sa place au suivant sur la liste qui risque d'être un fâcheux ou un incapable notoire. C'est comme l'Académie française. Tant que Bergounioux ou Michon refuseront d'y entrer, on sera exposé à y voir trôner des Poivre d'Arvor ou des Philippe Meyer. Moi, je préfère le dire tout de suite, je prends tout : Légion d'honneur, Palmes académiques, Mérite agricole, médaille des sapeurs-pompiers et des donneurs de sang, je veux que ça tintinnabule sur mon veston.
« Je reprends l'Esquisse, que je termine vers une heure du matin. » (p. 462). J'ai eu peur, j'ai cru un moment que c'était L'Equipe.
« Beaucoup de voitures, de cars venus de Bretagne, à cause de la finale de football au Stade de France. La sorte d'existence que je mène me rend incompréhensible le fait de parcourir un millier de kilomètres pour assister, une heure et demie durant, aux évolutions de deux douzaines de bonshommes en culottes courtes derrière un ballon. » (p. 998). Vingt-deux bonshommes, Pierrot, pas vingt-quatre. Mais une heure et demie, c'est juste.
« Un garçon me dira encore que les Carnets de notes l'ont aidé à vivre et alors, la peine que c'est, jour après jour, de combattre le temps irréparable est justifiée. » (p. 1061) Un moment rare, là aussi : le seul, en 3500 pages de Carnets, où Bergounioux jette un oeil indulgent sur son oeuvre.
« Mme Leboissetier me propose d'assurer l'enseignement de littérature, pour lequel un poste vient d'être créé, à l'Ecole des beaux-arts. J'hésite. Je sais, pour l'avoir vérifié, il y a deux ans, combien il est plaisant de faire cours devant ces étudiants. Mais pour ingrat qu'il soit, mon public de collégiens me dispense, depuis le commencement, des tâches annexes, les corrections exceptées, qui sont la croix du métier. J'arrive, jette un oeil au cahier de textes et poursuis mon chemin... » (p. 634) Privilège de l'âge, il en faut bien, que je connais parfaitement. Une efficacité nécessaire, obligatoire, pour garder intact le temps imparti à la vraie vie : je suis capable en une séance, s'il le faut, de dépêcher mon cours, de corriger les travaux issus du précédent et de préparer ceux du suivant tout en épluchant Livres Hebdo et en remplissant une fournée de bulletins trimestriels. C'est fatigant, mais c'est la condition nécessaire au respect de la loi que j'ai édictée il y a une douzaine d'années et à laquelle je n'ai jamais dérogé : rentrer at home par le premier train, le cartable vide et l'esprit léger. Suffisamment désencombré pour rédiger, par exemple, une interminable notule sur Bergounioux.
« Je réponds courtement aux questions de Frédéric Ferney. » (p. 640). C'était pour l'émission Le bateau livre, dont l'enregistrement a lieu le 29 mars 2006. C'est là que j'ai vu et entendu Bergounioux pour la première fois, su que je devais lire cet étrange bonhomme toutes affaires cessantes.
« Nous quittons Les Bordes, Cathy et moi, vers sept heures. [...] Retardés par les gens de la Creuse et du Berry, qui n'avancent pas. » Ne pas oublier que Bergounioux est un automobiliste. Sur la route, il quitte sa grille de lecture marxiste pour se comporter comme vous et moi et prendre les plaques d'immatriculation pour des marqueurs socioculturels. Les Creusois roulent comme des limaces aux yeux des Corréziens. Les Vosgiens avancent comme des tortues aux yeux des Nancéiens mais les premiers considèrent les Meusiens comme des lambins alors que les seconds se font agonir par tout Mosellan qui se respecte. On est toujours le 88 ou le 23 de quelqu'un.
« Je me suis procuré des macarons, rue Bonaparte, et les remets à Cathy. » Bergounioux chez Pierre Hermé. On aura tout vu, comme dirait l'autre.
« Je fais quelques lancers mais la passion n'y est plus. » (p. 1177) Bergounioux ne pêchera plus. Plus le goût. Passion enfuie. J'en ai rêvé, peu après avoir lu ça. J'étais en vacances, en Creuse, et je n'allais pas à la pêche. On s'étonnait autour de moi. Je répondais que ça ne me disait plus rien. Quand je me suis réveillé, j'étais le plus malheureux des hommes. Si je perds ça et l'envie d'aller au stade, les deux fièvres qui m'accompagnent depuis l'enfance, qu'on m'abatte sans sommation.
« Cathy rentre de l'institut et repart presque aussitôt pour Versailles. Elle passera par l'hôtel des ventes où sont exposés de la vaisselle, des bijoux puis dans une boutique de vêtements dont elle me rapporte deux pull-overs. » Ca, pour sûr, c'est les pulls écrus. On tient la coupable.
« Il fait - 2° lorsque, à l'aube, je descends chercher le pain de la semaine ». (p. 835) On imagine qu'il le congèle ensuite pour les jours à venir. J'ai horreur du pain décongelé, ça n'a plus de goût, la croûte se détache, c'est une hérésie alimentaire. Quand Bergounioux m'invitera à manger, j'apporterai le pain.