omme vous peut-être, je découvre Jean sur l’emballage de mon pot de fromage blanc Jockey, comme échappé de l’émission de télé-réalité « L’amour est dans le pré », flattant le museau d’une vache, qui d’ailleurs à l’air d’apprécier le geste.
Je me suis demandé s’il existait vraiment, ou si, comme pour la Mère Denis et les moines nous vendant du fromage qui pue, il s’agissait encore d’un avatar créé par un service marketing pour accréditer les sacro-saintes images sans lesquelles consommer serait juste une corvée.
Les deux. C’est à dire qu’il a bien un Jean éleveur à Elbeuf-en-Bray (76), très petite commune de Haute Normandie, marié à Sylvie, deux enfants (je vais y revenir ) mais sa présence sur mon étiquette n’étant évidemment pas fortuite, il participe de ce que Danone me vend en même temps que son fromage blanc.
D’ailleurs, tiens, vous aurez remarqué comme moi que la mention « fromage blanc » est pour le moins discrète. Vous la trouverez en petit au-dessus du pourcentage de matière grasse sur produit fini. On pourrait alors se demander comment on sait que c’est du fromage blanc, mais la question est un peu rhétorique, puisque le Jockey (quel nom crétin !) est vendu au rayon fromage blanc, dans son pot de fromage blanc, portant la photo d’une jatte de fromage blanc, à côté du fromage blanc Câlin de Yoplait. La question est plutôt de savoir comment te faire choisir celui-là plutôt que l’autre et comment Jean participe de ce choix.
Comme souvent les étiquettes de produit, celle de Jockey se présente comme un joyeux foutoir d’écrit et d’images, au sein duquel on espère que le consommateur trouvera ce qu’il cherche, mais sans forcément lui simplifier la tâche.
Jockey - c’est ce qui est écrit le plus gros - utilise une police réussissant assez habilement - notamment grâce à sa pente ascendante - à évoquer à la fois le mouvement et quelque chose de douillet, les lignes droites et les angles ayant été bannis. C’est rouge vif, on est donc bien dans l’idée de vitalité.
Rouge toujours, mais ici sur un fond jaune qui fait assez mal, en caractères pour le moins sérieux - on est pas loin du coup de tampon sur un document officiel - « FORMAT FAMILIAL ». Bien intéressant choix lexical. On pourrait penser naïvement que la formule renvoi uniquement à la quantité de produit - ici, 1kg - mais quand vous achetez un pack de 12 yaourts, vous achetez 1,5 kg de produit laitier, sans qu’on ait besoin d’insister sur cette pseudo question de quantité. C’est bien sûr le « familial » qui donne la clé du « format ». Ben oui, parce que format, autrement dit forme, renvoie plutôt au contenant, ici le pot, qu’au contenu. C’est un pot. C’est même un pot commun dans lequel la famille attablée - et donc réunie - pourra puiser, chacun de ses membres à tour de rôle ou mieux, bien mieux, en se faisant servir par la mère nourricière. N’oublions pas qu’il s’agit d’un produit laitier, le lait étant jusqu’à preuve du contraire, le premier aliment donné par la mère à son enfant, n’en déplaise à Mélanie (de Tours) dont la légende prétend qu’elle a commencé direct au caviar/champagne.
En vrai, il est assez probable que ce fromage blanc sera consommé, comme tout le reste du contenu de votre frigo, par des ados en stabulation libre, ou entre les repas pour calmer une petite fringale ou selon n’importe laquelle des modalités contemporaines inventées pour justement fuir l’interminable attablement. Mais le pot, ça fait famille. Même à moitié vide, il contiendra toujours assez de bonne conscience, ou de nostalgie.
D’ailleurs, c’est bien cette histoire de lait qu’on nous sert avec insistance, puisque « Un plaisir authentique c’est d’abord un bon lait ». On se perdrait avec délice dans les implications psychanalytiques de ce slogan, mais c’est « authentique » qui retient mon attention, parce qu’il ouvre sur Jean, juste après la formule « au lait de nos éleveurs ». Et hop, le voilà. La quarantaine dégarnie, pull et blue-jean, pas de bottes en caoutchouc. Vache pie archétypique. Geste tendre.
Bien dressé comme nous sommes, une image et hop, ça y est : on a le film. Je vous le sous-titre : Vous êtes un bon parent puisque vous allez acheter pour toute la famille ce bon lait essentiel (oui, bon, sous forme de fromage mais également de plaisir authentique) produit par un bon et authentique lui aussi éleveur bien de chez nous.
Tu dis ? Tu ne vois pas le « bien de chez nous » ? Certes, il pourrait paraître écrit un peu petit avec le Elbeuf-en-Bray, mais il est surtout dans le « nos » de « au lait de nos éleveurs ».
On demanderait des compte à Danone sur ce « nos éleveurs », la réponse serait assez aisée. Il s’agit des éleveur qui travaillent pour le groupe. Mais « nos » éleveurs, pour le consommateur moyen que tu es, ça fait proche, ça fait voisin, ça fait français. Et là, se greffe mine de rien une idée qu’on trouvera sous jacente sur le site de Danone, mais jamais clairement exprimée, cette idée chère aux écolos soucieux de notre bilan carbone, celle de réduire la distance entre le producteur et le consommateur. Je vais y revenir, après avoir épuisé l’étiquette.
Les mentions légales, je passe, reste « Danone » et « Filière qualité ». Danone fait également dans le douillet souriant, utilisant pour son logo des lettes moelleuse et les soulignant d’un sourire fendu sur l’aube fraîche d’une journée pleine de promesses et d’opportunités. « Filière qualité - animaux bien nourris - Blanc-Bleu-Coeur » n’a aucune chance de rien vous dire, sauf si vous êtes particulièrement bien informé sur la filière bovine, mais ça prend ici les allure d’un label, crédibilisant le reste. En fait, il s’agit d’une association dont la raison social est de réintroduire l’herbe, la luzerne et les graines de lin dans l’alimentation animale pour augmenter le taux d’omega 3 dans les produit qu’on consomme, parce que les oméga 3, c’est bien. En plus, ça réduit les émissions de méthane - les vaches pètent - de 30%.
Donc Jean est là pour donner corps au bon lait, comme éleveur de proximité aimant ses vaches - première raison - mais également pour laisser entendre que Danone, partageant les préoccupations environnementales actuelles, va chercher son lait dans le voisinage immédiat de ses usines (45 km en moyenne disent-ils.)
Mais comme souvent en marketing, une idée peut en cacher une autre, puis une troisième, l’astuce consistant à vous les faire avaler ensemble. On avait le mensonge par omission, la communication d’entreprise se sert volontiers de la vérité par sous-entendus.
Réduire la distance, rester dans la proximité, instaurer des circuits courts : Trois idées complètement différentes.
· Réduire les distances entre les lieux de production et les lieux de consommation repose, sans le démontrer, sur l’axiome selon lequel plus cette distance est grande, plus grande est la quantité d’énergie nécessaire pour l’acheminement des produits.
· Rester dans la proximité et se servir chez son voisin, c’est bien, mais à condition de le connaître assez pour savoir ce qu’il fait : un produit bio lointain sera toujours plus intéressant qu’une merde produite dans l’usine d’à-côté.
· Instaurer des circuits court, c’est virer les intermédiaires : rien à voir avec les distances géographiques : acheter directement à une coopérative sud américaine ou africaine, ça reste une bonne idée.
Et là où Jean devient tout à fait indispensable, comme les dix autres éleveurs filmés dont on peut voir les vidéos sur le site de Danone, c’est pour installer cette familiarité avec lui, nous le faire connaître. Puis, cette distance psychologique ayant été réduite, nous installer dans l’idée que les opportunistes messages environnementaux de Danone se trouve ainsi validés.
Le film est pathétique. Toute ma sympathie va vers Jean et sa famille, acteurs sans doute bien involontaires d’une pure propagande.
Le film s’ouvre sur un paysage rural avec la voix off de Jean qui nous accueille, mais immédiatement après, nous sommes installés dans le salon familial avec les deux parents et leurs deux enfants.
Les meubles ont évidemment été mis en scène. On ne voit pas bien l’intérêt sinon de tourner le dos à la cheminée. Mais il s’agissait également de la montrer puisque famille = foyer=cheminée. On pourrait se demander ce que c’est que le dessous de plat sur la table basse, mais on apprendra plus loin qu’il s’agit de la vue aérienne de la ferme, au temps où le père de Jean l’exploitait. On peut comprendre la fierté d’un fils de faire fructifier l’héritage de son père et encore une fois, Jean a toute ma sympathie, mais pour Danone, l’idée, c’est de s’inscrire dans un immémorial vague, une tradition séculaire transmise, sous entendant qu’avant, dans un « bon vieux temps » peu situé, le produit était plus mieux bien. Or le « bon vieux temps » en question, c’est celui de la vache folle, des antibiotiques à gogo et de l’élevage intensif. Mais ça, c’est pas vendeur. Ça n’empêchera pas Danone de jouer également sur ce tableau de la recherche, du développement et de la modernité, mais ailleurs sur son site, par exemple avec le programme Linus :
- Le Fromage Blanc Jockey au lait Linus - Parce qu’il faut 2,5L de lait pour produire 1kg de fromage blanc, le programme Linus*, consistant notamment à réintroduire le lin dans l’alimentation des vaches, a été initié en 2008 sur la marque Jockey, un produit historique fabriqué en Normandie. Offrant ainsi aux adeptes du fromage blanc tout le plaisir authentique d’un bon lait dans un produit aussi généreux qu’onctueux. Nous avons l’ambition de déployer ce programme sur d’autres produits laitiers Danone.
*en partenariat avec l’Association « Bleu-Blanc-coeur »
On retrouvera ces valeurs familiales et quasi pétainistes plus loin dans le film, dans une division très sexuée des travaux : Papa et fiston au taf à l’exploitation ; maman et fifille à la cuisine les mains dans la pâte.
On est en Normandie, donc pommes. Ça tombe bien (si je puis dire) y’a un pommier juste devant l’entrée, dont les fruit serviront pour la (sans doute) tarte aux pommes que prépare Madame et sa fille. On est dans une vision que j’ai déjà dénoncé de la ruralité, selon laquelle ce qui pousse dehors passe directement dans l’assiette dedans, dans un court circuit quasi primitif de chasseur-cueilleur. Probablement en réponse à une question orientée en ce sens, on entendra madame dire, sans rire : « Oh ben ça fait longtemps qu’on n’a pas acheté de lait. »
La composition au secours du discours. Pour contrecarrer ce que les tracteurs et autres engins agricoles pourrait avoir de menaçant, on les gare loin en arrière plan, on rempli le cadre d’herbe jusqu’à la moitié et pend négligemment une berthe à lait à la clôture, alors qu’elle n’a rien à faire là. On retrouvera plus tard dans la vidéo la berthe à lait, indispensable à l’imaginaire citadin pour évoquer ce produit et beaucoup plus explicite qu’un trayeuse ou qu’une citerne réfrigérée.
Humour sans doute involontaire (ce serait sinon quasi subversif), mais à ce moment précis de la vidéo, alors qu’on ne voit des vaches que leurs pattes et que la perspective est envahie de tuyaux, de câbles, de barrières métalliques, voix off de Madame : « Les gens vont revenir à tout ce qui est naturel »
Elle insiste (ou on la fait répéter) après par un assez énigmatique :
« Grâce à certains messages, les gens vont s’y retrouver... dans des choses naturelles. »
Perso, mais ça ne me dérange pas, je n’ai rien vu de « naturel » dans cette exploitation agricole.
On ne verra jamais les vache simplement en train de brouter au pré, ou elles sont probablement une bonne partie de la journée. On ne saura pas non plus ce que donne Jean à ces trois là. Complément alimentaire ? Rendons cette justice à la vidéo : elle n’a pas pu faire complètement abstraction de la réalité de cette exploitation laitière. Mais quand l’image ne cadre pas avec l’histoire archétypale qu’il faut seriner, hop, on décontextualise, si bien que le spectateur peu au fait, faute de comprendre comment s’inscrit ce qu’il voit dans un processus de production, est contraint de le folkloriser. On ne verra par exemple pas, sur l’ensemble du site de Danone, de vidéo de la production de fromage et de yaourt. Y’a juste une petite BD genre, le lait entre ici et les yaourts emballés sortent là.
Comme annoncé : fiston au boulot avec Papa, Fillotte à la popote avec Maman. Je serais assez curieux de savoir à quoi correspond le diagramme circulaire affiché au mur. On dirait une sorte de calendrier...
On est dans un monde qui n’existe pas (et tant mieux) où les fils font comme leur père et les filles comme leur mère. Un monde où il semble qu’il n’y ait pas d’école (il ne nous est pas dit que c’est les vacances). Une Normandie où il fait beau.
La vidéo se termine sur Jean, rentrant ses bêtes pour la traite du soir. On terminera sur ce cliché où rien ne manque, ni le jour baissant, ni le chemin creux, même pas le chien.
Finalement, je me demande si cette vidéo n'est pas la pire du site. En regardant les autres - toutes - on arrive à se faire une idée assez précise (me semble-t-il) du métier d'éleveur, de son intérêt et des conditions d'exercice.