Je le sais bien : les événements personnels peuvent singulièrement influer sur ce qui nous arrive et qu’on perçoit. L’exemple que je prends volontiers est celui-ci : Quand ta femme, ta fille, ta mère te dit qu’elle attend un bébé, ça y est, tu vois des femmes enceintes partout (surtout si les trois t'annoncent ça en même temps) alors que la veille, tu aurais juré ne pas en avoir vu depuis au moins… disons neuf mois !
Et comme ma chérie est à l’hôpital depuis quatre jours, trois heures et quarante cinq minutes, sans doute suis-je un peu plus réceptif à certaines infos. Mais quand même : je me suis bel et bien cassé une dent (encore !) sur l’aile de poulet d’hier soir. Très étrange impression, de flanquer un bout de soi-même à la poubelle avec les restes d’une autre carcasse. Ce matin : Le fils de la secrétaire a la cheville dans le plâtre pour quinze jours au moins, depuis son entorse d’hier ; un des gamins de la chef a démarré une pharyngite cette nuit ; la gamine de l’assistante sociale garde ce lundi le lit pour une gastro.
La tête pleine de trou de la sécu, je me mets en route pour une visite assez loin sur mon secteur quand à l’entrée d’un village, vision d’horreur : un chat qu’une voiture vient de percuter, ses tripes à moitié répandues et sa queue encore en train de battre le macadam.
Arrivé chez Monsieur B. j’ai pensé que « ça allait se calmer ». Après tout, je venais, comme prévu, leur dire que ce serait ma dernière visite ; la mesure judiciaire arrive à échéance. C’était compter sans son café. Je ne sais pas quelle nitroglycérine il met là dedans, mais ça doit être de la bonne. Me suis senti devenir parkinsonien à la première gorgée. C’était également compter sans G. le fils de la maison, qui a mis à profit cette dernière visite pour essayer d’en obtenir d’ultimes bénéfices secondaires, sur le mode : « Je veuuuuux un scooteeeeer ! » Père et fils ont failli en venir aux mains. Je le laisse imaginer dans quel état je suis rentré au bureau, avec la faim croissante, le café s’essayant au trampoline dans mon estomac, le conflit dont j’avais bien vu s’allumer la mêche et bien sûr, ma dent toujours cassée et ma chérie toujours à l’hôpital depuis quatre jours, quatre heures et neuf minutes.
Tu dis ? C’est comme ça, y’a des périodes compliquées, de tuiles, de poisse, de hasards malencontreux, de malchance.
Merci, j’étais au courant. Du coup, ça me ferait plaisir que tu me dises que pour toi, tout va bien. Mais tu sais ce qui m’intrigue le plus, là dedans ? C’est le chat. Oui, le chat moitié écrasé de tout à l’heure. Il était noir.
Et alors ? Non mais tu le fais exprès, ou quoi ? Le chat noir est un très ancien et très universel signe de mauvais augure. Mais quand on croise un mauvais présage qui, à l’évidence, vient de vivre de très mauvais moments (les derniers d’ailleurs) c’est bon ou pas ?