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7 mars 2011 1 07 /03 /mars /2011 22:34

 

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... SI JE N'AVAIS PAS RESSENTI, TRÈS JEUNE, LE BESOIN D'ÉCHAPPER AU CARCAN RIGIDE ET TRADITIONNEL DE LA BOURGEOISIE TUNISOISE dans lequel je suis née. Ma mère, personnage à la fois autoritaire et fascinant, y régnait en maîtresse femme, dominant toute la famille, à cheval sur l'étiquette, l'éducation et les bonnes manières à inculquer à une jeune fille bien née. Je devais connaître les meilleures recettes de tagine, maîtriser l'art du repassage, du jardinage, des réceptions. Mais je devais aussi être première de ma classe. Pour avoir présenté un jour un carnet de notes exécrable, j'ai été exclue de la table familiale et totalement ignorée par ma mère jusqu'au carnet suivant. Inutile de vous dire que j'étais à nouveau la première ! Mon père, lui, était un intellectuel paisible et plutôt rêveur, né à Jakarta d'une mère indonésienne et d'un père tunisien banni de son pays pour avoir pourfendu les injustices créées par la colonisation et le régime du protectorat. Je suis donc une métèque ! Mais à l'éducation ancrée dans le milieu tunisois le plus conformiste. Et mon rêve était de le fuir.

 

Le Monde Magazine / Une petite fille révoltée ?

Souhayr Belhassen / Non. Je suis une révoltée de l'âge adulte. Enfant, j'étais gentille, obéissante, conforme à ce que l'on attendait de moi. Me confronter à ma mère était strictement impossible. Alors je négociais les tournants, en petite fille bien élevée. Mais la résistance était intérieure. Et je rêvais à une autre vie, qui passerait forcément par les livres, les études, un travail. J'étais sûre que si on veut quelque chose suffisamment fort, on l'obtient. Je me suis construite autour de cette idée.

 

Cette mère qui vous muselait vous enseignait néanmoins le chemin du féminisme.

S. B. / À son insu. Je rejetais son autoritarisme, mais par son ascendant sur les hommes de la famille, à qui le pouvoir revenait pourtant de droit. Elle me montrait l'exemple d'une femme non soumise. Et puis j'ai eu cette chance d'appartenir à la génération des Tunisiennes qui, après avoir vu leurs aînées abandonner peu à peu le voile, ont vécu la généralisation de l'éducation aux filles et aux garçons, imposée par Bourguiba. Ça nous a donné à toutes un élan extraordinaire.

 

Pourquoi vous tourner vers le journalisme ?

S. B. / Je me suis d'abord dégagée de la puissance maternelle en me mariant. Je suis tombée amoureuse et j'ai choisi pour époux quelqu'un qui n'était ni aristocrate ni grand bourgeois, ce qui ne pouvait que déplaire à ma mère. Mais là encore, il n'y eut pas de confrontation directe, j'avais appris le sens politique, et pris le temps qu'il fallait pour qu'elle digère... Quant au journalisme, ce fut d'abord pour moi un outil de connaissance fabuleux. Tout de suite, j'ai été passionnée. D'autant que la guerre des Six-Jours, en 1967, et ce qu'elle a généré dans le pays - en mettant à mal la laïcité, en développant crispations et rancœurs, en détruisant la diversité culturelle tunisienne - m'ont bouleversée. J'ai découvert avec stupéfaction des pogroms à Tunis contre les juifs qui étaient nos amis, nos voisins, nos proches. J'ai ressenti un tel sentiment d'injustice et de révolte que le journalisme m'est apparu aussi comme un lieu d'engagement et un outil de combat pour les libertés.

 

Le journalisme plutôt que le militantisme politique ?

S. B. / Je n'ai jamais appartenu à un parti, même si j'avais des amis au Parti communiste. Je ne pouvais pas supporter l'idée qu'on m'impose un chemin. D'ailleurs, je ne rentre pas dans les institutions. Le pouvoir ne m'intéresse pas. En revanche, je suis avide de connaissances. Et c'est pour les approfondir que j'ai pris un jour mes deux filles sous le bras et que je suis partie faire Sciences Po à Paris avant de revenir à Tunis plonger, comme journaliste à Reuters et correspondante de Jeune Afrique, au cœur de la politique tunisienne. Prisonniers politiques, montée de l'islamisme, atteintes aux droits des femmes, injustices de toutes sortes... J'étais aux premières loges, je savais mon rôle crucial : enquêter, dénoncer, mobiliser. Il n'y avait que le journalisme pour pouvoir contrer un pouvoir qui ne laissait à l'opposition aucun espace. Et il faut utiliser toutes les armes pour défendre des valeurs et des convictions. Quand s'est créée la Ligue tunisienne des droits de l'homme, je l'ai rejointe tout naturellement.

 

Ce n'est pas un article mais une pétition qui vous obligea un jour à prendre la route de l'exil.

S. B. / Oui, un texte signé de 101 Tunisiennes, pour dire leur solidarité avec les Algériennes en proie à la violence de l'intégrisme musulman et refuser de servir d'alibi au régime tunisien. La réaction a été immédiate et je n'ai eu qu'un choix : quitter la Tunisie ou aller en prison. Je suis partie à Paris. Au bout de cinq ans, je suis revenue pour lancer un magazine culturel de télévision. Je rêvais d'un Télérama local en souhaitant éviter tout affrontement direct avec le pouvoir. J'ai hypothéqué ma maison pour obtenir un prêt bancaire, engrangé de la publicité. Hélas ! Il a suffi que je publie deux pages sur un documentaire de France 2 consacré à Bourguiba pour m'attirer les foudres de Ben Ali. Interdiction fut faite aux annonceurs d'acheter de la publicité à « cette pute d'Indonésienne ». Mon journal a été asphyxié. J'ai dû vendre ma maison.

 

Devenue vice-présidente de la Ligue tunisienne des droits de l'homme, en 2000, vous allez pourtant affronter plus franchement le régime.

S. B. / Tous les droits en Tunisie étaient bafoués : d'expression, de circulation, de manifestation. La corruption était partout, l'oppression totale. Mais quand on allait dénoncer en Europe, aux Etats-Unis, aux Nations unies, ce régime répressif, tortionnaire et dictatorial, nos interlocuteurs s'écriaient : « Mais enfin, c'est un rempart contre les islamistes ! » Ou bien : « Quelle formidable réussite économique ! » On ne nous prenait pas pour un peuple majeur, digne de vivre la démocratie. Et cela nous donnait encore plus de détermination pour nous battre à l'intérieur. Mais c'était difficile. J'ai été giflée, battue, humiliée, arrêtée. J'étais constamment suivie, surveillée, écoutée. Rien ne nous protégeait.

 

Qu'est-ce qui fut le plus difficile à supporter dans cette vie de militante ?

S. B. / D'avoir des amis qui me lâchent. C'est la seule vraie souffrance. Le reste, le matériel, on se débrouille. On se relève. Mais la désertion de proches avec lesquels on croyait avoir noué des liens très forts d'amitié et de solidarité est quelque chose qui fragilise terriblement et manque de vous détruire. À moins que cela vous rende encore plus radical !

 

Comment vivez-vous la révolution en cours ?

S. B. / C'est un moment extraordinaire que peu de peuples ont la chance de vivre. L'histoire avec un grand H. D'en avoir été une petite actrice et désormais l'une des multiples bénéficiaires est tout simplement magique. Ça valait le coup de se rebeller, de se battre, de souffrir. Comme ça valait le coup ! C'est l'accomplissement d'une vie. Et ça donne des ailes pour rêver et construire. Mais je me dis aussi : maintenant, je peux mourir. Et ce n'est pas morbide.

 

Le Monde Magazine du 26 février 2011

 

commentaires

K
<br /> <br /> J'aime cette femme militante, j'aime son parcours. Militant moi même au sein de la ligue tunisienne pour la défense des droits de l'homme j'ai toujours admiré le courage de cette dame et son<br /> combat. Merci à toi de la faire connaitre, merci à vous tous de votre amitié, de votre soutient.<br /> <br /> <br /> <br />
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B
<br /> <br /> Géniale. En fait, intègre avec elle-même et les autres. (Comment le mot intégrisme peut-il avoir tant dévié alors qu'être intègre est une telle qualité?) Qui peut se regarder dans une glace sans<br /> rougir sinon elle?<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Personnage très intéressant, un témoin. Comme dit Mélanie, admirable, quand on sait comment Ben Ali muselait la presse ! J'admire les femmes (et les hommes mais surtout les femmes hihi) de<br /> combat. Formidable d'avoir un idéal et de se battre pour qu'il aboutisse. (tiens j'aurais pas été trop longue moi aujourd'hui ?)<br /> <br /> <br /> <br />
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C
<br /> <br />  àBrune : Alors révolte toi aussi contre ta maladie et engage toi dans quelque chose qui donne du sens à ta vie, c'est un puissant médicament que la révolte ! Bien à toi.<br /> <br /> <br /> <br />
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L
<br /> <br /> Mon modèle sans que je la connaisse... mais moi, j'ai baissé les bras...<br /> <br /> <br /> Tout ce que j'étais intérieurement, que je n'ai plus supporté d'être psychologiquement... A la dernière visite médicale, mon toubib me disait que je pouvais être une exctée de la vie et qu'il me<br /> faudrait des anti dépresseurs ad vitam eternam ; alors qu'en fait, je crois bien être une révoltée de la vie, contre l'opression et l'avilissement, l'abus de pouvoir, d'un dictateur sur son<br /> peuple, d'un mari sur sa femme, d'une mère sur ses enfants, d'un ado sur ses parents, d'une espèce sur son environnement,... l'opression peut prendre tant de visage que de devoir tous les<br /> affronter peut faire perdre courage.<br /> <br /> <br /> Bravo à elle et à tous ceux qui se battent pour la liberté! Sa conclusion, "je peux mourir maintenant, et cela n'a rien de macabre" en dit plus que tous les discours.<br /> <br /> <br /> <br />
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M
<br /> <br /> Admirable femme !<br /> <br /> <br /> <br />
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