e qui m’intéresse ici dans les nuanciers, c’est moins les couleurs elles-mêmes que leurs appellations, en ce qu’elles témoignent des difficultés qu’ont eu les auteurs de ces lexiques, pour concilier les impératifs parfois contradictoires du référencement et de l’évocation.
On trouvera sans peine des exemples de nuanciers ne s’embarrassant pas de la délicate mission de nous faire rêver. Ceux là sont plein de lettres suivis de nombres à trois ou quatre chiffres. Nous laisserons à leur besogne ces bons ouvrier du référencement. Les autres, plus ou moins touchés par l’inspiration, puisent volontiers dans la bonne grosse référence au monde naturel dont notre fond culturel ne manque pas en matière de couleur, avec une prédilection pour le règne végétal. Là, les verts sont feuillage, forêt, tilleul, amande et les rouges coquelicot ou tomate.
Mais là où ça devient passionnant, insista-t-il pour tenter de réveiller Mélanie, insidieusement gagnée par la torpeur confortable à l’idée d’entièrement refaire sa déco intérieure pour la deuxième fois cette année, c’est quand se confrontent, parfois brutalement, dans le nom donné à une couleur, le désir de la distinguer de ses voisines, celui de rattacher son nom à des références qu’on suppose partagées par le lecteur - qu’on espère client potentiel - et l’irrépressible mouvement de création, dont ni vous ni moi ni personne ne sait à l’avance sur qui ni comment ça va tomber, encore moins ce que ça va donner.
Encore une remarque préalable avant de nous plonger dans l’autopsie délicieuse des nuanciers et des conflits possibles dans l'état civil entre l'identité et la filliation. Tu penses peut-être que moins le nombre de couleurs considérées est élevé, plus il est facile de les nommer ? Je le dis autrement : si ta palette est constituée, disons d’un noir, d’un blanc, d’un rouge, d’un vert, d’un bleu, d’un jaune, d’un orange, d’un violet, tu penses que tu n’auras aucun mal à leur attribuer un nom, par exemple celui que je viens de leur donner, ce qui permettra à la fois de les distinguer entre elles sans ambiguïté et de les désigner à quelqu’un ? C’est pas faux, mais ça suppose que les couleurs en question soient très différentes les unes des autres. Si tu prends par exemple la plage des bleus du nuancier Dulux Valentine, elle montre 28 nuances de bleu, ça va donc être moins simple. Mais ce serait aussi compliqué avec moitié moins. Même avec ce putain d’arc en ciel c’est le bordel. Certains y distinguent six couleurs, les trois primaires - bleu, rouge, jaune - et leur mélange - orange, vert, violet - mais comme il est plus « biblique » d’en voir sept, hop, je te rajoute l’indigo. On pourra remarquer aussi que dans l’arc en ciel et quasi là seulement, on voit de « l’oranger » où partout ailleurs, on voit de l’orange. Avec trois couleurs primaires seulement, ça peut également être le bordel. Les peintres vous diront que les trois couleurs primaires sont le rouge, le jaune et le bleu là où la synthèse soustractive parlera plutôt de magenta, jaune et cyan.
Nos nuanciers se foutent en général de la rigueur scientifique. Quand ils acceptent un rien de technique, c’est pour faire crédible. « Bleu de cobalt clair » voilà qui fait sérieux dans le nuancier DALBE dont il va s’agir maintenant. Y’a pas un atome de cobalt là dedans (on a la composition en dessous) et la précision « clair » permet surtout de le distinguer de son voisin le foncé. C’est un nuancier de 28 couleurs acrylique pour artiste peintre. Et là, au milieu d’une assemblée bigarée mais paisible, remplie du chuchotement distingué et luxueux de l’or, de l’ivoire, de l’émeraude, de la turquoise, un invité surprise, le rose de quinacridone dont l’existence même interloque mon vérificateur d’orthographe, pourtant habitué à avaler du gros. Qui est cet invité énigmatique et d’où nous vient-il ? D’une contrée lointaine comme en haut à droite le discret jaune de Naples ou en bas à gauche la fabuleuse terre d’ombre brûlée ? De plus loin encore, comme le noir de Mars fermant le ban ? Mystère, qui n’en est plus un pour Google mais ne cherche pas, tu va être déçue. Je préfère laisser voyager ce rose de quinacridone dans le flou. Lui laisser le bénéfice du doute, d’autant qu’au naturel et démaquillé de son nom, c’est un rose layette fadasse, usurpant peut-être autant son identité que le « jaune de Naples rougeâtre » aussi rose que lui. On pourra sentir encore ça et là dans ce même nuancier cette volonté d’accorder des distinctions et des titres à des couleurs que nous connaissons ailleurs par leur petit nom familier. C’est par exemple ce « Violet rougeâtre permanent clair », en bas à gauche, mais dont l’appellation « lavande » aurait sans doute fait tache et parue beaucoup trop roturière.
On va se reposer un instant avec le très degré zéro nuancier d’artdecozen.com : trente quatre couleurs avec juste de quoi bouffer - noisette, chocolat, menthe, citron...- mais rien pour voyager.