MERCREDI.
Vie halieutique. Ici, je pêche. Deux heures le matin, deux heures le soir, le reste de la journée, je ne pense qu'à ça. La nuit aussi. Dès que je ferme les yeux, je vois mon bouchon qui s'enfonce. J'adore la pêche, mais je ne suis pas pêcheur. Des pêcheurs, j'en ai connu et j'en connais encore : je n'ai pas leur patience, leur méticulosité, leur habileté, leurs connaissances, leur science. Je ne sais pas pêcher. Je suis infoutu de faire un noeud potable, je m'emmêle à chaque lancer, je m'accroche dans tout ce qui pousse aux alentours. Un jour, sur la Creuse, j'ai réussi à me planter un hameçon dans la lèvre et j'ai ainsi appris ce que pouvait ressentir un poisson capturé. C'est peut-être pour cette raison que j'en prends si peu, et toujours des petits que je relâche. De toute façon, quand je touche un gros, on peut être sûr que l'épuisette est restée dans le coffre de la voiture et que je ne pourrai le hisser sur la rive. A la pêche, j'ai tout perdu, dans l'eau : des hameçons, des bouchons, des lignes, des cannes, des bottes, des lunettes, des casquettes, des allumettes, des briquets, des paquets de tabac, des couteaux, des boîtes d'appâts, des seaux d'amorce, des rames, des dames de nage, des musettes entières, et je ne parle pas de ce que j'avais dans les poches quand je suis moi même passé au bouillon. On considère souvent la pêche comme une activité reposante. "Détendez-vous, allez à la pêche", disait le slogan. Pour moi, c'est tout le contraire : je trépigne, je fume comme une cheminée, je m'épuise, j'en rentre sur les genoux. Dans mes jeunes années, il m'est arrivé de faire des parties de pêche en compagnie de vrais pêcheurs mais désormais, je considère que j'ai suffisamment d'occasions de me rendre ridicule pour en ajouter. Maintenant, je pêche quinze jours par an - je pense à ces quinze jours pendant les cinquante semaines restantes - et sans témoin. Cela vaut mieux, comme j'ai pu encore le constater ce matin. C'était la fin de la séance, le bredouille était en vue. Au moment de rassembler mes affaires, la canne me file entre les mains, tirée par une grosse pièce dont je me demande encore ce qu'elle trouvait comme intérêt à mon misérable asticot. La canne s'éloigne, inutile d'essayer de la rattraper. Heureusement, elle a la bonne idée de flotter. Je file sur l'autre rive chercher la barque, embarque, souque ferme jusqu'à ma canne que j'ai bon espoir de récupérer avec, qui sait, ce qu'il y a au bout. J'avais compté sans les sens aiguisés de ma commère la carpe qui, à mon approche, se taille dare-dare. Et me voilà, moi qui n'ai jamais lu Moby Dick, lancé à la poursuite de ma baleine blanche d'un bout à l'autre de l'étang. Cela dure jusqu'au moment où je réussis à coincer l'attelage dans un herbier et à empoigner ma gaule. A l'autre bout, on n'est pas d'accord et nous rompons là. Je rentre au port en n'ayant à déplorer que la perte d'un bas de ligne, ce qui est tout bonnement remarquable. Caroline et les filles se lèvent. Elles ne savent pas ce qu'elles ont manqué.