Journal de M6 l'autre soir : « Les électeurs du Front National ne se cachent plus. » Tiens, je n'avais pas vraiment l'impression qu'avant, ils se cachaient, plutôt qu'on ne voulait pas les voir. Mais admettons. On nous en montre trois. Édith (appelons là Édith), la cinquantaine fatiguée, mariée, sans enfants, habitant Nice. Elle nous expose qu'elle vote FN parce que nos valeurs s'effritent, disparaissent. Chère Édith, le journaliste n'a pas eu la présence d'esprit ou le temps de vous demander ce que vous mettiez exactement sous le mot « valeurs » - je ne vous ferai pas l'injure de croire qu'il s'agissait de votre portefeuille boursier – mais supposons un instant qu'il était question pour vous des valeurs républicaines de Liberté, d'Égalité et de Fraternité, le FN ne les porte pas, bien au contraire. Je peux comprendre votre sentiment que « tout fout le camp », que plus rien ne repose sur rien et bref, votre désarroi, mais confier - comme vous le faites - le soin à d'autres de vous rassurer à bon compte, non.
Le deuxième, disons Bernard, brave type dans la quarantaine, habitant Wattrelos dans le Nord : « Je suis obligé d'aller travailler en Belgique, parce qu'ici, y'a plus rien. La Redoute (il cite une ou deux autres entreprises), c'est fini. » sous-entendu : ni l'état ni personne n'a rien fait pour sauvegarder nos emplois. Cher Bernard, je crois que si le capitalisme, ou disons le libéralisme économique pour utiliser un moins gros mot, se souciait d'emploi, depuis le temps, en s'en serait aperçu. Et si vous comptez sur le FN pour re-nationaliser je ne sais quelles entreprises ou secteurs économiques (quoi qu'ils en disent) vous vous trompez d'adresse.
Non mais le pire, c'était le troisième. Disons Gérard, éleveur de vaches. Ne me demande pas pourquoi M6 a précisé « de vaches », je n'en sais rien. Une demande de l'intéressé, qui ne voulait pas être assimilé à ces enfoirés d'éleveurs de porc ou ces salauds d'éleveurs de volailles ? La cinquantaine bedonnante, une tête et le reste à la Cabu, mais en vrai. M'est avis que lui, il n'a pas découvert le FN aux dernières européennes. « Vous me dites qu'ici il n'y a pas d'étrangers ? Mais il suffit d'aller à (il cite le chef lieu de canton) et on en voit plein ! Pour ceux là, tant pis, le mal est fait, mais il faut absolument éviter que d'autres arrivent ! » Nous y voilà. Le mal, terme suffisamment vaste pour englober tout ce qui ne va pas – c'est Edith et Bernard qui vont être contents - le mal a ses porteurs désignés, comme autrefois les rats pour la peste. Le mal, c'est l'étranger, pas du tout vague cette fois puisque s'il y a bien une faculté que nous partageons tous, c'est d'identifier en l'autre ce qui nous en différencie et ce qui nous en rapproche. Mais le « ce qui nous en rapproche », là, juste tu oublies et c'est OK.
Cher Gérard, on est mal, parce que vous êtes vous-même et forcément l'étranger de quelqu'un ; de votre voisin qui, si ça se trouve, vote à l'opposé de vous ; de l'éleveur de vaches du canton d'à-coté qui, si ça se trouve, rêve de vous racheter, ou de vous faire la peau pour éliminer la concurrence, de l'éleveur de porcs et de l'éleveur de volailles déjà cités ; du maigre qui vous trouve trop gros et c'est vrai que vous êtes gros ; du jeune pour qui vous êtes un vieux con, mais également du vieux pour lequel vous resterez à jamais un blanc-bec. Vous êtes bien sûr l'étranger des sept milliards d'individus qui n'ont pas la chance d'habiter comme vous la France, même si certains sont au final vos clients.
Décidément, le FN apparait comme le remède simple à un malaise diffus. (Ceci dit, ce qui fait décidément mal, dans la période, c'est de voir l'UMP donner avec l'affaire Bygmalion (quel nom à la con) du grain à moudre au « tous pourris » du FN.)