Deux fois en une semaine, ce n’est plus un heureux hasard, c’est un signe, non ? La première fois, c’était rue Nationale. Tiens ? Un peu après avoir croisé les trois femmes de ma chronique précédente. Je marchais, très absorbé par une tache de la plus haute importance, à savoir me couper les ongles au coupe ongle, quand j’ai entendu qu’on m’apostrophait : « Monsieur Dutey ! » Je n’apprécie pas toujours de me faire apostropher, héler, klaxonné. Ça dépend où, ça dépend qui, ça dépend comment. Mais là, on était Rue Nationale, autant dire dans ZE rue centrale et commerçante de ma petite ville, LA rue dans laquelle on baguenaude justement pour se montrer, se rencontrer, se saluer, échanger deux trois nouvelles. Je me retourne, c’est Sonia et par chance, son prénom me revient tout de suite. Sonia ! (En vrai, elle ne s’appelle pas du tout Sonia, mais on s’en fout.) Qu’est ce que tu deviens ?
Question de pure forme, je vois très bien ce qu’elle est devenue : elle est absolument superbe. Dans sa poussette, ce qui ne peut être que son deuxième gamin et, juste à côté de sa mère, ne sachant pas si elle doit me faire la bise ou non, une gamine adorable de sept ou huit ans. Sonia me dit que tout va bien pour elle. Je la complimente pour ses enfants magnifiques, elle me remercie et oui, elle passera le bonjour de ma part à sa mère.
J’en ai bavé, mais bavé avec elle, tu n’imagines même pas. Je suis entré dans sa vie par la porte d’un cimetière de village dans lequel elle avait trouvé marrant de refaire un peu la déco de deux trois tombes avec une copine. Elle avait quoi ? Quinze ans et c’était… Bouge pas, je calcule… Bon sang ! Y’a au moins douze ans. Son père l’avait adoptée en Afrique où le retenait loin, très loin de sa femme ses « affaires », puis il avait fini par rester à demeure là bas avec une nouvelle compagne, laissant Sonia aux bons soins de son ex. Cette adoption était-elle un projet commun ? Une tentative de sauver ce qui pouvait l’être encore dans ce couple ? Un moyen d’avoir un enfant que la nature leur avait refusé jusque là ? Je n’en sais rien. Je crois même ne l’avoir jamais su. Sonia était chez sa mère, l’une et l’autre également seule, et larguées, mais la gamine bien décidée à lui faire payer l’addition.
Dans les gamins qu’on suit, les enfants adoptés sont anormalement surreprésentés. C’est un fait statistique qui ne s’explique pas complètement, mais assez établi pour qu’un peu avant mon arrivée dans ce service, une recherche universitaire menée avec les collègues ait eu matière à s’y intéresser. Perso, j’en ai suivi une bonne demi-douzaine. Des situations cauchemardesques à chaque fois dont une que je tiens pour l’un de mes plus mauvais souvenirs professionnels. Il ne s’agissait pas de Sonia mais d’une intervention ponctuelle au domicile d’un couple en butte avec leur ado fille. Elle, elle parlait de papa, de maman, de ses problèmes avec eux et eux voyait en moi quelque chose comme un service après vente. Ils étaient persuadé qu’il y avait eu tromperie sur la marchandise, au départ. Qu’un vice caché était à l’origine de tous les soucis qu’ils avaient. Ils essayaient sans le dire mais tout en le disant de me présenter leur situation comme bien naturelle , puisque proche, somme toute, du rejet d’un corps étranger. J’en suis encore infiniment triste et en colère rien que d’y repenser.
Mais Sonia, c’était autre chose. Très pêchue, la gamine. Indestructible et déterminée, mettant à profit sa belle énergie non au service d’un projet organisé - c’est venu plus tard - plutôt à faire tout ce qui lui passait par la tête. Trop intelligente pour commettre de nouvelles infractions, mais tout le reste y est passé. D’ailleurs, c’est simple, je crois bien me rappeler qu’il y avait des mois entiers durant lesquels personne ne savait où elle était. Moi je faisait ce qu’on fait dans ces cas là : maintenir le lien avec elle, aller la voir là où elle réapparaissait, aller voir sa mère pour lui dire et redire que non, Sonia ne se mettait pas forcément en danger, que oui, il fallait être patiente, que sa fille n’aurait pas seize ans toute sa vie, que là, oui, bien sûr, c’était long, douloureux, inquiétant (Sonia et elle en venaient quasi aux mains quand elles se voyaient) mais que ça allait passer… Bref, le mélange placebo/valium/méthode Coué habituel, en proportion variable selon inspiration du moment.
Il semble que ça ait marché. C’est évidemment beaucoup plus grâce à elle qu’à moi.
Et donc, la deuxième fois tout à l'heure, alors que je faisais le plein de la voiture de service. « Monsieur Dutey ! Vous me reconnaissez ? » Ben oui. C’est d’ailleurs un des mystères de ce métier, qui pour moi en garde beaucoup : je crois que je reconnaîtrais n’importe lequel des mille gamins que j’ai suivi. En revanche, Salah, son prénom ne m’est revenu qu’un peu plus tard et toute son histoire avec. La famille avait dû quitter l’Algérie précipitamment. Son père, prof d’anglais et maire du village était sur la liste noire des intégristes locaux. Salah avait tout perdu dans cet exil. Là bas, il était le roi du monde, le fils du maire, le premier garçon. Ici : rien et son père moins que rien. Je me rappelle d’autant mieux de Salah qu’il manifestait sa souffrance par un symptôme que je n’ai jamais revu depuis : il perdait ses cheveux. (Oui, mais non : moi, c’est génétique.) Plaques de peau nue sur son crâne. « Qu’est ce que tu deviens ? – Je suis agent de sécurité. J’ai beaucoup de travail. Je me suis marié il y a un mois. Vous vous occupez toujours des petits ? Ça m’a fait plaisir de vous revoir. »
Moi aussi, ça m’a fait plaisir de vous revoir, Salah, Sonia. Ce que vous êtes devenu paye de bien des peines.