"Mon travail, c'est de trouver les images de mon époque. Je lis, je tourne les pages, et puis la forme vient."
A.A.
ne lectrice (de Tours) va peut-être considérer cet article comme une tentative sournoise d’alimenter la polémique entre design opposé à l’art. Elle se tromperait. Je le jure, croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer, cet article procède comme beaucoup d’autres d’une mienne lecture d’un numéro du Monde Magazine, celui d’août 2011, parvenu dans les toilettes d’ici par le canal habituel : ma Simone de mère.
Toi, je sais pas, mais perso, jusqu’ici, Adel Abdessemed : jamais entendu parler. J’ai passé ma journée à lire et regarder tout ce que j’ai pu trouver sur lui sur le net et au final, j’en reviens à mon point de départ, l’article du Monde Magazine, qui me parait présenter son travail, sa démarche et sa personne d’une façon assez limpide pour te donner l’envie, si le coeur t’en dis, d’aller fouiller un peu plus avant.
Reste le problème des illustrations. Celles de l’article du Monde n’ont pas grand intérêt ici dans la mesure où elles ne donnent pas à voir les oeuvres les plus emblématiques de cet artiste. Autre difficulté qui s’ajoute : pas mal d’oeuvres sont des installations et des vidéos. Qu’on soit donc bien d’accord, les illustrations de cet article n’ont pas la prétention de couvrir l’ensemble de la production de ce jeune artiste - il a quarante ans - mais juste de susciter ta curiosité sans la frustrer tout à fait.
Pluie noire, des mèches à bois et des forets, monumentaux, en marbre noir, érigés comme une foule de totems. Parmi ce qui concourt à l’impression produite, dans cette pièce mais également dans d’autres, il y a quelque chose qui tient au « culot » matériel et technique. Je ne sais pas qui peut sculpter avec une telle perfection des formes aussi complexes dans du marbre noir mais à elle seule, cette virtuosité (probablement industrielle) impressionne.
Fatalité, des micros sur pied, en verre, à partir desquels on pourrait dérouler sans doute pas mal de métaphores, par exemple sur la fragilité de la parole et de l’information. Ou peut-être s’agit-il de montrer que tout ce que touche les médias perd sa substance et devient transparent ?
Head on - les circonvolutions cervicales figurées par des néons. C’est le moment de se rappeler que oui, l’activité du cerveau est (en partie) électrique.
Grève mondiale - encore des néons. Je fais figurer une image de cette pièce, semble-t-il très connue, mais perso, elle ne me parle pas beaucoup.
Telle mère, tel fils - Trois avions enlacés. Oui, je sais, sur l’image, ils ont l’air de n’être que deux. Très sympa cette pièce. Il n’est pas interdit de penser à une baleine et son petit. D’ailleurs, même si ça n’apparaît pas dans les images que j’ai choisies, l’oeuvre d’Adel Abessemed fait souvent appel à des animaux. Une question, d’ailleurs explicitement formulée par l’artiste au détour d’une vidéo étant : « Cette limite entre l’animal et l’homme, elle est apparue quand ? » J’avoue, j’ai renoncé à mettre en ligne la photo - très tendre d’ailleurs - d’une oeuvre titrée « Lise » où l’on voyait une femme allaiter au sein un petit cochon.
Axe on - 154 couteaux et autres instruments tranchants plantés. C’est à dessein que j’utilise le mot « planté » puisqu’il y a quelque chose de très végétal dans cette installation, comme si, de cette culture là, ne poussaient que des armes blanches.
La simplicité déconcertante d’Adel ABDESSEMED - Le Monde Magazine - 20 août 2011
Adel Abdessemed est depuis, plusieurs années un artiste très en vue. A 40 ans, il appartient au petit nombre des artistes dont la présence est attendue dans les biennales, à Venise comme à Istanbul ou Sâo Paulo. Le Centre Pompidou lui consacrera une exposition personnelle en octobre 2012. Il est défendu par quelques collectionneurs influents, à commencer par François Pinault, qui lui réserve deux salles dans le cadre d'« Éloge du doute», la nouvelle présentation de sa collection à la Punta della Dogana, à Venise. On s'y heurte à Taxidermy, un cube d'animaux empaillés de l,80 m de côté, monument funèbre si cruel que l'on a l'impression de sentir les corps en décomposition.
La maquette de l'œuvre est là, dans son atelier, abandonnée sur une table très encombrée d'objets, de papiers et d'instruments divers. Pour la réaliser, Abdessemed a découpé des animaux en plastique - des jouets - et les a collés sur un cube. C'est si simple qu'on en est surpris. C'est du reste souvent le cas avec Abdessemed : il trouve des formulations plastiques d'une déconcertante simplicité. Elles en sont d'autant plus efficaces. BlackRain - des mèches pour perceuse agrandies jusqu'à les changer en sculptures de marbre noir - en est la preuve évidente. Practice Zero Tolerance, une voiture calcinée en terre cuite, en est une autre. Ce sont là deux pièces violentes. Comme Taxidermy. Comme les cercles et les corps réalisés en fils de fer barbelé et les carcasses d'avions fracassés. Comme la plupart des créations d'Abdessemed, «Tout est violent pour moi », réplique-t-il.
FUIR LA GUERRE CIVILE
Violent comme sa jeunesse ? On peut le supposer. Abdessemed est né en 1971 à Constantine, en Algérie. « Ma famille était très modeste, mon père flic dans la police criminelle. Nous habitions dans un quartier très populaire. » Son goût pour les arts visuels se manifeste très tôt, de la façon la plus classique, par le dessin. « J'ai toujours dessiné. Puis j'ai peint. A 16 ans, j'ai fait ma première exposition de peintures. J'ai vendu des tableaux. » Suivent naturellement des études d'art à Batna, puis à Alger. « J'ai reçu une formation complète. J'ai passé beaucoup de temps à dessiner des plâtres. Nous avions des professeurs venus d'Union soviétique et ils enseignaient ce qu'ils avaient eux-mêmes appris : le réalisme. »
Au début des années 1990, la montée en puissance du Front islamique du salut (FIS) marque le début de la crise politique et religieuse, groupes islamistes contre forces armées. Le départ est alors la seule solution. « J'ai quitté l'Algérie au début des années 1990. Exil ou exode, les deux mots conviennent également. Je suis parti en raison de la guerre civile, tout le monde était menacé, tout glissait vers les ténèbres. Je suis allé en France à cause de la langue, mais aussi parce qu'en Algérie, un prêtre français m'a aidé. Il m'a mis en rapport avec des religieuses et c'est ainsi que j'ai pu partir. Je suis arrivé à Lyon en 1994. Je quittais tout, comme un sans-papiers. Mais j'avais à peu près 24 ans, j'avais achevé mes études et un certain nombre de choses étaient bien installées en moi. Je n'étais pas totalement démuni. J'arrivais comme un artiste déjà constitué. J'ai pu me mettre au travail rapidement. »
Si rapidement qu'il réalise, dès 1996, une de ses œuvres encore aujourd'hui les plus marquantes, une vidéo d'une demi-heure. Un homme joue sur sa flûte de la musique traditionnelle. Mais il est nu, entièrement. « Il ne voulait absolument pas, dans un premier temps. Je voulais, moi, aller jusqu'au bout. Quand le film a été fini, je lui ai demandé pourquoi il avait accepté et il m'a répondu: "parce que c'était toi". Je n'abandonne jamais.»
De cette période lyonnaise date aussi un dessin, la première idée pour la vidéo Chrysalide : une femme enveloppée de noir des pieds à la tête. En tirant sur un fil, un jeune homme la met progressivement à nu. La référence à l'islamisme est transparente.
AMOUR ET FUREUR
«Après Lyon, je suis venu à Paris », se souvient Abdessemed. Les participations à des expositions collectives ne tardent pas, puis les premières personnelles et les invitations de plus en plus flatteuses, dont celle du très fameux Massachusetts Institute of Technology (MIT). « Ils m'avaient déjà invité quatre ans auparavant. Cette fois, j'ai accepté et nous sommes partis. J'ai fait des workshops au musée de Boston. » Le galeriste new-yorkais David Zwirner s'intéresse à lui. « Comme Julie [son épouse] aimait New York, nous nous y sommes installés. » Mais ils ont décidé, l'an dernier, de revenir à Paris. «C'est ma base. Pas les Etats-Unis. Mon cœur est ici, même si nous étions très bien à New York.» Cet amour n'est pas sans fureur, tout au contraire. « La France, il faut savoir comment l'aimer. Mais parfois, elle me révolte. Les Américains, quand il y a un problème, cherchent la solution. Les Français, dans la même situation, cherchent le fautif. J'ai une histoire là-dessus. Un monsieur va chez un psy. "Qu'est- ce qui vous arrive ? lui demande celui-ci. - J'ai l’impression d'avoir des poux et des fourmis sur tout le corps. - Ah, surtout, ne me les refilez pas ! " J'en ai une autre : dans un immeuble, la concierge est enceinte et accouche. Un locataire la félicite et lui demande qui est le père. La concierge lui répond: "Quand je nettoie les escaliers, je ne peux pas me retourner à chaque fois :" Il y a ici un climat d'indifférence ou d'hostilité que je ne supporte pas. Il faudrait que les Français se réveillent avant que l'extrême droite se charge de le faire. » Impitoyable quand il observe les hommes politiques, Abdessemed n'est pas plus conciliant envers les artistes. Avec les Français, d'abord : « Le milieu de l’art français manque de débats, de vraies revues, pas de celles qu'on lit chez le dentiste et qui pratiquent le trafic d'influence. » Il cite des noms, que l'on ne citera pas. Puis évoque l'état de l'art constaté à la Biennale de Venise quelques jours plus tôt :« A Venise, j'ai vu beaucoup de travaux très professionnels qui démontrent que leurs auteurs ont de grandes connaissances. Et après ? A quoi ça sert ? D'accord, ils ont reçu une excellente formation. Magnifique. Mais leurs œuvres manquent de chair. De la technique oui, des références, oui, mais à la fin, il n'y a rien quand même. C'est le danger - le genre Buren. De l'éloquence, mais très réduite. »
Lui travaille avec le quotidien, qui change selon les lieux où il vit. «Le travail est différent selon les villes. Je reçois d'elles. Quand je suis revenu en Algérie, j'ai vu le mot "grève" sur tous les murs et ça a donné ma pièce Grève mondiale. A Berlin, j'ai éprouvé une solitude extraordinaire, à cause de la langue évidemment. Ça s'est vu dans mon travail. »
Le rapport au présent n'est pas moins flagrant pour la voiture calcinée ou les carcasses d'avions. « Il m'arrive de cogiter autour d'une idée, parfois pendant des années, puis je trouve l'image. Une forme matérielle instantanée. Je la vois. Mon travail, c'est de trouver les images de mon époque. Je lis, je tourne les pages. Je suis un terrible tourneur de pages. Et puis, la forme vient. Je ne peux pas dire pourquoi, ni comment. Mais je sais qu'étant un artiste visuel, l'image vient d'abord, le mot après. » De là, sans doute, sa très grande diversité formelle, des vidéos et des photos dont les animaux domestiques ou sauvages sont les protagonistes - le repas féroce du chat, le lâcher de sangliers dans une rue du XVIIe arrondissement - aux installations et, aujourd'hui, aux mappemondes fabriquées avec des débris métalliques de récupération. Commentaire d'Abdessemed : « Je suis un flambeur. Un artiste, c'est un flambeur.»
PROVOCATION
C'est aussi un provocateur. Au moment de s'en aller les yeux retombent sur deux vieilles boîtes de cireurs de chaussures posées au milieu de l'atelier. Pourquoi sont-elles là ?« C'est un projet qui ne s'est pas encore réalisé. Peut-être ne verra-t-il jamais le jour. Un jour, à New York, j'ai rencontré Jeff Koons. Il m'a fait tant de compliments sur mon travail que j'ai eu le sentiment qu'il me cirait les pompes. Alors,je lui ai proposé une petite performance : il me cirerait vraiment les chaussures. Sur le moment, ça l’a fait rire et il a accepté. Je me suis fait envoyer le nécessaire, donc ces boîtes, pour faire la vidéo. Mais depuis, il n'a pas trouvé le temps. Ou il n'en a plus envie ... » Ce qui, du point de vue de la star américaine, pourrait facilement se comprendre.
Pour aller plus loin
Comment travaillez-vous pour créer vos œuvres ?
Kippenberger disait : ne pas avoir un style ce n’est pas mon style. Moi, je travaille, je n’attends pas. Je travaille comme Brecht avec un centre pour l’œuvre, c’est-à-dire que je trie et je crée un centre comme hypnotique. Je suis très rapide mais en même temps l’image elle-même est lente. Il me faut parfois trois ans avant de terminer une pièce. Puis quand je trouve mon axe, tout va très vite. Je peux la partager, je peux me libérer en quelque sorte. Les images sont des prisons intérieures et avec elles on se libère, on élargit nos cages. La métaphore serait le cauchemar. Un cauchemar, c’est humain trop humain. Et comme le dit Baudelaire, les images peuvent parfois frapper fort et sans haine, comme le boucher. Et à travers mon travail, je donne plus que je ne possède. Un artiste donne tout. L’artiste est comme un flambeur, il donne tout ce qu’il a.
Vos voyages ont-ils eu un impact sur votre travail ?
Les cités m’ont toujours influencé. Je suis comme Ulysse de Joyce. A peine installé, je suis déjà désinstallé. Dès que j’ai ma troisième paire de chaussure, je dois partir. J’aime bien quitter mon confort. Je reviens d’un séjour de deux ans à New York qui est une ville extraordinaire avec une immense densité et une des populations les plus belles au monde. Claude Levi-Strauss y est resté très longtemps dans cette ville, il s’est laissé complètement vidé et absorbé. Mais j’ai aussi habité à Berlin. Mon second atelier était la rue, la rue Mitte. A Paris, la rue avec laquelle j’ai travaillé était la rue Lemercier. Et à New York, c’était la Belfort Street. Je suis comme un détective qui recueille les preuves d’un crime.
Comment donnez-vous des titres à vos œuvres, par exemple pour Habibi que vous exposez à nouveau à Parasol ?
A l’époque, j’étais à New York et j’écoutais une chanson de Ferouz. Et Habibi, c’est une pièce joyeuse. J’ai toujours les images et le titre vient après. Le titre, c’est comme escalader une montagne pour accrocher une image, pour la tenir.
Une pièce importante, Taxidermia a été montrée à la FIAC. A quoi renvoit cette pièce ?
Pour Taxidermia, je voulais au départ l’appeler décor. Dans les maisons bourgeoises, on trouve ces têtes de sanglier accrochées au mur. J’ai fait un cube avec des animaux empaillés. Le sens s’en trouve déplacé, et la pièce devient un décor d’un autre genre.
Comment la mort et la violence traversent-t-elles votre oeuvre ?
L’innocence est violente, dormir, c’est violent, enfanter l’est aussi. Je ne connais pas quelque chose qui ne soit pas violent, sauf mon âme. Je dis toujours, il faut naitre, aimer, penser et mourir. Dans mon travail, la mort comme culpabilité n’est pas mon sujet. Il n’y a rien de négatif au contraire de ce que produit un art chrétien. Panovsky a d’ailleurs écrit un très bel essai autour de la douleur associée à la mort.Pour moi, la mort peut être comme un chemin, et l’éternité, c’est la maison. Les chemins ramène à la maison et vis versa. Et la question serait plutôt : qu’est-ce qui est le plus difficile, la mort ou l’éternité ?
- Ne loupez pas non plus la très exhaustive compile de Zighcult, datée du 30 avril 2007, rassemblant tout ce qu’on trouvait comme articles en français sur Adel Abdessemed, mais jusqu’en 2007, pas au-delà.