n temps ordinaire, le Front National, l'extrême-droite, les fachos et la famille Le Pen, j'évite même d'y penser, comme on se protège instinctivement du mal. Mais nous ne vivons pas ici des temps ordinaires, c'est un temps électoral et les discours politiques subissent à cette occasion une telle inflation qu'il est impossible de tout filtrer. Je me suis donc laissé atteindre trois fois par le FN ces jours-ci. Je te raconte ces trois piqûres d'infecte, chronologiquement, sans les hiérarchiser. Elles ne sont ni de la même importance, ni de la même nature, et après on en cause.
Il y a le score de la candidate du Front National au premier tour de l'élection présidentielle française du 22 avril dernier : 18%.
Il y a, entendu de la bouche d'un participant au défilé du premier mai : « Oui, c'est d'ailleurs bien ce que disait Marine hier... »
Il y a, lu sur le carnet d'Ysengrimus : « Quand j’ai posé cette question, [Alors, comme ça, dans le monde des ouvriers, il paraît qu’on vote Le Pen ? ] la réaction a fusé, très sèche: «Face à la peine on est tous dans la même peau.» Ce n’est pas moi qui me plaindrai de cette absence totale de discrimination : je connais un Tunisien qui m’a assez souvent sauvé la mise. Alors, évidemment, je ne prétends pas que tous les prolétaires pensent ainsi, car on nous ahurit régulièrement avec des histoires de trains et d’autocars de banlieue remplis de gens désespérés qui avouent plus ou moins ouvertement qu’ils voteront pour l’extrême-droite ; mais dans la catégorie des ouvriers de chantier et des nettoyeurs multi-fonctions, on m’a clairement fait comprendre que le racisme y était une inconvenance.
Je te contextualise tout ça :
Le score. Au soir du premier tour, il était de bon ton de s'étonner du score du FN. Perso, ce qui me surprend, c'est qu'on ait pu s'en surprendre. J'ai pas rêvé, on a bien eu Le Pen au deuxième tour contre Chirac en 2002 ? Et sans aller si loin, ici, c'est à dire en rase campagne ou presque, cette même formation fait régulièrement autour de 30% dès qu'une élection passe à portée. Perso, je crois que les instituts de sondage savaient parfaitement quel serait le score du FN, il faudrait penser sinon qu'ils ne servent à rien. Je pense qu'on s'est entendu pour faire de ce score une (fausse) vraie surprise, histoire de dramatiser un peu tout ça et d'avoir quelque chose à dire.
Marine. On peut raisonnablement penser que les participants au défilé du premier mai n'avaient aucune sympathie pour le Front National. Pourtant, pourtant, quand il s'est agit pour l'un d'eux d'évoquer cette formation et plus particulièrement les propos tenue par sa responsable politique, il a utilisé son prénom. Cette familiarité en dit long sur la réussite du FN à se faire passer pour un parti comme les autres et sur la réussite personnelle de sa responsable à se faire passer pour une femme « qui en a », qui ose dire tout haut ce que les autres pensent tout bas, et bref, d'incarner, de mettre un visage banal, une familiarité langagière, une proximité quasi affective entre des électeurs et des idées de merde.
Les prolos. Cette citation est extraite d'un Entretien d’Ysengrimus avec Allan Erwan Berger sur son essai-témoignage INVISIBLES ET TENACES – TABLEAUX . J’espère très sincèrement que personne ne pensera que l'essentiel de cet entretien (encore moins du livre !) se trouve dans ces quelques lignes. Mais on retrouvera facilement ailleurs l'idée mise en oeuvre dans cette citation et que j'énoncerais ainsi : Les boulots mal payés rassemblent côte à côte des prolétaires de tous les pays (unissez-vous) donc les travailleurs ne sont pas racistes, donc ils ne votent pas Front National.
On touille tout ça, on ajoute que la France ne compte certainement pas six millions de racistes xénophobes, on ne vote soi-même pas le Front National, on ne connaît personne qui le fasse et on finit pas ne plus comprendre rien à rien et en tout cas pas comment ce score est possible, puisque personne ne vote FN.
Pour moi, ce score s'explique par le cumul de deux phénomènes : le vote protestataire et la désignation de boucs émissaires. Je me demande d'ailleurs si les deux ne se résumeraient pas avantageusement dans le dernier. On a beaucoup voté contre Sarkozy en ce qu'il personnifie tout ce qui ne va pas. N'ayant aucune sympathie ni pour le personnage ni pour sa politique, je verrais volontiers là un juste retour des choses. Ayant eu très à coeur d'impulser puis de défendre en personne la politique qu'il mettait en oeuvre, je trouve compréhensible qu'il en incarne aussi l'échec et c'est sans doute le sens d'une partie des votes pour le FN. Cette formation ne s'est pas privée de désigner le futur ex président comme étant le responsable d'une bonne partie de ce qui foire et on pourrait ajouter que les autres formations non plus. Il y a pourtant une différence. Le FN, en « bon » parti fasciste qu'il est, n'articule son idéologie QUE sur la désignation de boucs émissaires. Sarkozy oui, mais également l'Europe et bien sûr les étrangers, métèques, musulmans, arabes, pas français, pas beaux, pas bons. C'est pratique et très efficace. Il y a nous, il y « eux » et il s'agit de s'en défendre. Tout ce qui ne va pas, c'est à cause de « eux ». C'est un « eux » historiquement variable, on eu les juifs, les tziganes et les homos, on a aujourd'hui les musulmans, le personnel politique pourri, les institutions européennes et demain comme hier, la démocratie en ligne de mire, puisqu’il s’agit de prendre le pouvoir pour le confisquer.
C'est pour ça que nos campagnes, dont le premier arabe est à cent kilomètres, mais également nos ville où il est à dix centimètres votent FN. Elles votent pour quelqu'un qui dénonce ce qui ne va pas et qui montre du doigt des responsables. Tu ajoutes là-dessus une blondasse un peu grande gueule et sa tête de belle-soeur fatiguée, mais sûre d'elle, et hop. On ne vote pas brun, on vote Marine.
Bien voir aussi que l'efficacité du procédé consistant à désigner des boucs émissaires s'alimente à l'incompréhensible complexité du monde contemporain. Quand on n'y comprend plus rien, quand on ne sait plus ce qui peut encore nous tomber sur la gueule, quand on craint pour soi, pour ses proches, pour son travail, pour son avenir et qu'on ne maîtrise aucune des causes de l'angoisse qui en résulte, je comprends qu'on puisse être tenté de trouver des mauvais objets simples, à l’issue de relations de cause à effet schématiques. On relèvera d'ailleurs que chaque candidats à eu ses raccourcis, chacun racontant son histoire de gentils et de méchants, les gentils étant toujours nous, et les méchants toujours d'autres, mais pas les mêmes.
D’où il m’apparaît que la complexité des problèmes contemporains, exposée par nos politiques, ressemble au discours d’un garagiste véreux justifiant la douloureuse par des vis platinées coincées dans l’arbre à cames du disque d’embrayage. Mais d’où il m’apparaît également que la désignation d’un groupe, d’une communauté, comme responsable de tous nos maux et tout particulièrement de la mévente du Beaujolais, relève également de l’escroquerie.