ui, ben zut pour Brice : il n’avait qu’à répondre. Ceci dit, si mon utilisation non explicitement autorisée de son « portrait de famille à l’ombrelle » pose un problème, faut le dire. Il est même possible que je l’entende. J’avais eu l’idée, il y a quelque temps déjà, de rapprocher son portrait de famille d’un des miens, retrouvé dans une des nombreuses exhumation dont cette année 2010 aura décidément été ponctuée. Le déclic aura été de retrouver le cliché « L’écluse de Bougival » de Henri Cartier Bresson, mis de côté depuis des années, je ne sais plus pourquoi, rangé parmi d’autre vieilleries réapparues à la surface, à la suite de la collision entre la plaque tectonique des rangement de l’été et celle des travaux de remplacement d’huisserie. Je vous présente les photos, et on en cause.
Brice - Son portrait de famille rassemble sous l’ombrelle trois générations de femmes. La sienne, leur fille, et la mère de Madame. Le papa n’est pas tout à fait absent : c’est lui qui prend la photo, et c’est vers lui que se tendent les bras du bébé pour attraper ce drôle d’engin qu’il s’est collé sur la figure. On est en bord de mer, l’été, on ne sait pas où. La focale et la prise de vue donnent au sujet principal, le bébé, une place centrale et des proportions comparable à celle de sa mère, en arrière plan. La photo est de cette année 2010.
Jimidi - Je titre « Jimidi », mais je ne suis pas l’auteur de cette photo : j’y figure. Si si, le grumeau à gauche, qui voudrait bien descendre parce qu’il a laissé tomber sa cuillère, c’est moi. Je ne sais pas quel est le photographe et l’impression générale ne suggère pas l’usage d’un retardateur. D’ailleurs, je ne sais pas si le Rolleiflex de papa en était équipé. Non, mais de toute façon, ça n’a pas été pris au Rolleiflex, puisque ses images étaient carrées. Bref, cette photo rassemble mes deux parents, mon frère Pierre et comme mon petit frère Christophe, né en 1960 n’y figure pas, elle a dû être prise à Noël 59 (le sapin) ce qui me donnerait 18 mois. Il n’est pas tout à fait exclu - et ça m’arrange pour la suite - que cette photo ait été prise par l’un de mes deux grands-pères.
Henri Cartier Bresson - Dans la doc, cette photo est titrée « Écluse de Bougival » et datée de 56. Les bites d’amarrage évoquent bien un quai et sans doute faut-il penser que cette petite famille vit sur une péniche. C’est la photo qui rassemble le plus de monde. Quatre humains et deux chiens. Oui, deux. Le deuxième est entre les deux femmes, à hauteur de mollets. Un peu comme sur le cliché de Brice, le photographe est inclus dans celui de HCB, d’une autre manière, bien intéressante. En se plaçant juste derrière le personnage masculin (on dira le papa, pour faire court) le photographe le place au premier plan et suggère que nous sommes en train de voir ce qu’il voit lui. D’une certaine façon, c’est donc un des personnages photographié qui prend la photo. Un autre trait de génie de la composition renforce cette impression, c’est d’avoir inscrit les autres membres de la famille (sauf un des chiens) dans l’encadrement strict de la porte, un peu comme une photo dans la photo. Ce n’est donc plus tout à fait, ou plus seulement un portrait de famille, mais le portrait d’un père regardant une photo de sa famille.
L’histoire - La saga familiale ne dit pas explicitement qu’un de mes grands-pères nous ait pris en photo à Noël 59, mais elle ne dit pas le contraire et ce n’est pas à vous que j’apprendrais que bien des histoires s’écrivent dans ce que ne disent pas les histoires familiales. On va donc se laisser aller à penser que ces trois photos disent quelque chose des trois générations rassemblées. Mais cette histoire, ce sont les regards qui nous les racontent. Je ne sais pas si au premier coup d’oeil vous avez été sensibles à cet aspect, qui justifie à mes yeux de rassembler ces trois portraits de famille, mais quand on se demande deux minutes qui regarde qui, ou quoi, on peut s’en raconter de bonnes.
Chez Brice, Belle-maman a le regard un peu perdu. Dos à la mer, elle fixe à terre un horizon qu’on imagine avec elle incertain. Elle cramponne ce bébé d’un geste qui évoque plus la mise en sécurité que la tendresse, mais s’en trouve un peu encombré, presque surprise. Je vois là tout l’étonnement de se trouver grand-mère. C’est une banalité de dire que nos enfants nous font parents, mais la même banalité nous institue grands-parents. Elle ne parait pas s’y être complètement faite, Belle-maman. Elle voudrait peut-être papouiller, bisouiller, mais ce faisant, elle ne voudrait pas avoir l’air, ni donner l’impression de prendre la place de qui que ce soit, alors elle se la joue Nany, elle donne dans la posture technique, mais son regard perdu indique son hésitation. La maman, elle, se marre. Pas franchement, mais un peu quand même. Peut-être en raison de ce que je viens de dire. L’éclairage ne nous permet pas de décider si elle regarde son bébé ou le photographe, mais je ne serais pas surpris d’apprendre qu’elle peut faire les deux en même temps. On devine dans son expression un rien de crispation qui retient légèrement son sourire, mais c’est sans doute juste parce qu’elle a un peu de mal à tenir l’ombrelle avec tout ce vent. Le bébé nous lance ce que Brice appelle par ailleurs un « regard appuyé » et là, nous aurons tous compris qu’ombrelle, vent, belle-maman, terre entière, tout parait secondaire hors l’amour de ce papa pour sa fille.
Chez Jimidi (encore qu’à cet âge là, on m’appelait plutôt « Orage ») malgré le sapin, l’ambiance ne parait pas à la fête. Je ne sais pas si vous avez remarqué le regard que lance Simone à son fils, qu’il lui renvoie, un peu interrogatif, mais comme a dit Stephen King avant que je lui pique cette expression pour la troisième fois, sur ce regard là, on pourrait faire circuler un train. L’impression de malaise est renforcée par l’attitude des mains maternelle : serrées en poings et, je ne rêve pas ? la crispation de la mâchoire. Voilà écrite toute l’histoire de ces deux là, qui leur appartient. Papa, lui, regarde son fils, à qui il donne à manger et j’aime assez la bienveillance tranquille qui se dégage de son demi sourire et du geste de la main vers l’épaule. Pendant ce temps là, le deuxième gamin parait complètement en dehors de ce qui se passe, mobilisé par un truc hors champ, qu’on ne comprend pas. C’est toute ma vie. Non, je plaisante. J’aime bien faire marcher les psy de l’assistance. Je les soigne, c’est la moitié de mon lectorat.
Chez Henri Cartier-Bresson, tout le monde sourit, même le chien de droite et je ne crois pas exagérer en affirmant que le personnage de dos sourit également. Quelque chose dans l’attitude, dans le modelé de la joue. Tu dis ? Il a les épaules souriantes ? Oui, voilà. Le jeu des regards est ici encore assez éclairant sur l’histoire qu’on nous raconte, ou qu’on peut se raconter. Ici également, le bébé regarde son père, qui le lui rend bien et le regard du chien à quai, joint à la position centrale qu’occupe le personnage paternel, nous renforce dans le sentiment que c’est bien autour de lui que tourne cette histoire, dans laquelle on entend les flonflons d’un hymne discret à la classe ouvrière et aux petites gens restées dignes. C’est d’ailleurs de cette dignité qu’est très clairement empreint le regard de Madame, modestement baissé vers le sol. Mais il y a de la fierté aussi, dans sa façon de porter haut son bébé, dans l’ouverture sur le monde extérieure. De la fierté encore dans son sourire éclatant, auquel répond l’égale fierté de la posture du papa, main sur les hanches. Pendant ce temps là, belle-maman, légèrement penchée, scrute au loin et veille au grain. HBC rassemble comme Brice trois générations sur sa photo (quatre si tu compte les chiens ) dans des rôles ici assez convenus. Chacun sait et montre la place qu’il occupe. Tout était-il donc plus simple et plus heureux avant ? Pas pour tout le monde.